Du slow au flow
#3 L’art de ralentir : son corps et le temps
Hello 👋
Bienvenue dans cette seconde édition d’OTIUM — la newsletter consacrée à l’art de l’observation. Chaque mois, on explore une thématique pour cultiver notre attention et développer des compétences d’avenir (créativité, réflexivité, prospective).
Ce mois-ci, on parle de to-do list de Yin yoga et de l’Empire du Milieu… Mais au fait, tu savais qu’il avait été prouvé que les paresseux de Zootopie pouvaient filer de l’urticaire aux gens pressés ?
Bonne lecture,
Chloé
Au programme :
👉 L’édito : Du slow au flow
👉 L’Otium du mois : habiter le corps, habiter l’instant
⏱️ Temps de lecture : 10 minutes
J’ai une relation ambivalente avec l’été : je n’arrive jamais à savoir si c’est la saison du ralentissement… ou de l’accélération.
D’un coté, cette saison est par définition une invitation à l’action : journées qui s’étirent à l’infini, apéros six soirs sur sept, 40000 événements à la minute …. et des glaces passion-sésame (meilleur combo) à manger en 5min chrono avant qu’elles ne transforment mon tshirt en oeuvre de Pollock.
Bref, une cadence digne d’un set d’Afrovibe… sauf que ces temps-ci j’ai l’énergie d’un paresseux sous Lexo. Impossible de respecter ma cadence journalière de 10 000 pas, quand chaque mètre me coûte deux litres de sueur.
Alors, dans cette édition, je vais t’inviter à ralentir. (Promis, ça va bien se passer).
Revenir au corps
Qu’on se le dise : la lenteur m’agace. Et pourtant, depuis quelque temps, je me surprends à l’apprivoiser. Moi qui ai toujours carburé à la vitesse, à l’efficacité, à la to do list infinie, je m’accorde désormais — une, deux, voir trois fois par semaine — un vrai ralentissement.
Une pause. C’est ce que m’ont offert les pratiques corporelles « lentes »… que je n’aurais jamais cru pouvoir apprécier.
Lors d’une interview, une professeure de yoga m’a confié :
« Il y a plein de gens comme ça. Des piles électriques que la pratique somatique aide à canaliser. »
Soyons clairs :
Je pratique le yoga depuis trois ou quatre ans. Et c’est notamment dans ses formes lentes — comme le yin, un yoga fait de postures tenues longtemps qui invitent au relâchement et à l’introspection — que j’ai découvert combien cette discipline pouvait se rapprocher des pratiques somatiques.
Du grec soma, « corps ». Les pratiques somatiques regroupent toutes ces approches qui visent à affiner la conscience du mouvement, et à (re)tisser les liens entre sensations, gestes et intentions.
Elles sont largement utilisées dans les arts du mouvement — danse, cirque, théâtre — car pour celles et ceux dont le corps est l’outil de création, aiguiser cette conscience est une nécessité vitale.
Pour moi, elles ont d’abord été une source de bien-être physique et mental. Mais surtout — et c’est pour cela que je t’en parle ici — elles m’ont appris à cultiver une attention d’un autre ordre : plus focalisée, plus ancrée dans le corps. Et, à travers elle, à (re)découvrir la notion de causalité, en l’expérimentant physiquement.En prenant le temps d’observer son corps et ses ressentis, on intègre vite que rien n’est jamais isolé : un geste en entraîne un autre, un souffle transforme une posture, et la plus infime variation peut métamorphoser l’ensemble de l’expérience.
🧠 La logique des incidences
En cours, on apprend à disséquer un mouvement : comprendre son origine, les chaînes musculaires qu’il engage, les tensions qu’il relâche. Un réflexe qui dépasse largement le champ corporel.
Trop souvent, on reste fixé sur le moment T — le symptôme visible, l’action qui saute aux yeux. Mais si on élargit le cadre, cette posture devient un outil d’enquête : observer ce qui se joue, mais aussi ce qui précède et ce qui suit. Ce regard méta change tout : il permet de comprendre une situation autrement, de l’anticiper, de l’améliorer… ou de la transformer en profondeur.C’est une compétence transférable, un art de l’attention qui déborde du tapis pour se déployer ailleurs : dans le travail, dans les relations, dans la manière d’habiter le temps.
Et c’est précisément là que s’ouvre le deuxième sujet que je voulais explorer avec toi : notre rapport au temps.
2/ Go with the Slow
En cours, mon rapport au temps se transforme. Pas seulement en yoga, mais aussi en danse, en boxe, en Pilates… Chaque fois que je suis totalement absorbée par mes mouvements plutôt que par ma liste de course, le temps se dilate.
Et ça c’est directement lié à ce qu’on appelle le flow : un état d’attention fluide et focalisée, où le temps semble se distendre, voire se suspendre.
En psychologie, le flow désigne un état mental optimal, dans lequel on est totalement absorbé par une activité, à la fois stimulé et serein. L’attention est centrée, la concentration intense, la notion du temps s’efface.
Ce concept, élaboré par le psychologue Csíkszentmihályi, a été largement exploré dans des domaines variés : du sport à la musique, en passant par l’éducation, la spiritualité ou encore les relations interpersonnelles. Bien qu’il ait été théorisé récemment, l’expérience qu’il décrit existe depuis longtemps, sous d’autres formes — notamment dans les traditions spirituelles orientales comme le bouddhisme ou le taoïsme.
Selon lui, plusieurs conditions favorisent l’émergence de l’état de flow :
un bon équilibre entre le défi proposé et les compétences mobilisées,
une concentration totale sur l’action en cours,
des retours clairs sur ce qu’on fait (feedback immédiats),
une sensation de contrôle,
une absence d’anxiété ou d’ennui, et la présence d’émotions positives comme le plaisir ou le bien-être.
Ce qui me fascine dans le flow, c’est justement ça : cette qualité de présence qui transforme tout. Une satisfaction profonde, mais aussi une métamorphose de notre rapport au temps.
Ces instants où tu sors d’un cours de sport, d’une session de travail ou d’un date en te disant : quoi, déjà ? — une heure vécue comme cinq minutes.
Et ça m’interpelle. Parce que cela révèle à quel point le temps est une expérience : non pas rigide, mais subjective, sensible, modelée par le contexte.
Cette réflexion m’a rappelé un livre que j’ai lu récemment : Pourquoi les Chinois ont-ils toujours le temps ? (au-delà de son titre accrocheur, il offre une mise en perspective culturelle du rapport au temps que j’ai trouvée intéressante.)
En Occident, le temps est pensé comme une ligne droite à optimiser, rentabiliser, remplir. Chaque minute compte. Il faut avancer, faire plus, ne surtout pas “le perdre”. Le temps devient une ressource à contrôler, souvent vécue comme une pression.
À l’inverse — et sans tomber dans les généralités, car la mondialisation a largement exporté la course au temps — la Chine porte historiquement un rapport plus cyclique, plus organique au temps. On pourrait même dire plus vertical. Le temps n’est pas seulement une trajectoire à traverser : il s’habite. Il y a de la place pour l’attente, l’imprévu, le silence. Cette différence se retrouve jusque dans la langue. En mandarin, on parle du temps avec qián (« devant ») et hòu (« derrière »), mais aussi avec des métaphores verticales : le passé peut être situé au-dessus, le futur en dessous. (preuve en vidéo). »
Une autre manière de concevoir — et de dire — le temps, qui rappelle combien il est une construction culturelle, située, relative.
Et si le temps n’était pas une donnée fixe, mais une convention malléable, alors peut-être avons-nous aussi la possibilité de le choisir. De l’aborder et le façonner autrement.
3/ Un moment suspendu
Je t’ai parlé de pratiques somatiques comme voie d’accès à l’état de flow. Mais ces états ne sont pas réservés au corps : ils peuvent émerger de mille façons.
Pour moi, c’est le mouvement. Pour d’autres, ce sera tout autre chose. Dans le podcast Les Baladeurs (best podcast ever), Lucie Azema parle par exemple du thé comme de son rituel pour ralentir :
« Avoir des points d’arrêt, des intersections où on rencontre des gens, où on s’arrête. Le thé permet ça aussi : être davantage dans la densité du temps, qui amène à des rencontres et des discussions. »
Et c’est ça qui me fascine : même un geste aussi simple que préparer, verser, partager une tasse de thé peut devenir une porte d’entrée — pour explorer une autre qualité d’attention, un nouveau rapport au temps.
Au fond, il n’y a pas une seule voie, mais une infinité de prétextes pour ralentir et habiter autrement le temps.
Exercice(s) : habiter le corps, habiter l’instant
Parce que l’attention ne se joue pas seulement dans la tête, je te propose deux micro-exercices pour explorer la présence par le corps.
1. Scan corporel (3 min)
Le scan corporel est un exercice d’observation qui consiste à diriger volontairement son attention vers différentes parties du corps. Il permet de remarquer les sensations physiques — tensions, chaleur, absence de perception — que l’on ignore souvent dans le quotidien.
Comment faire ?
Installe-toi confortablement, ferme les yeux si tu veux.
Ramène doucement ton attention sur ta respiration.
Parcours ton corps de la tête aux pieds : observe chaque zone, ses tensions, ses élans, ou même son absence de sensation. (Si tu le souhaites, relâche là où tu sens une crispation.)
Termine par une grande inspiration, puis relâche à l’expiration.
2. Observer la causalité (5 min)
👉 Version corps : choisis un mouvement simple (lever un bras, marcher lentement). Observe la chaîne de micro-gestes qui s’enclenche : comment une intention devient action, puis sensation. Puis change un détail minuscule… qu’est-ce que ça modifie ?
👉 Version extérieur : installe-toi en terrasse et observe une scène (un serveur qui apporte un verre, un enfant qui court). Remonte le fil : qu’est-ce qui précède ce geste ? Qu’est-ce qu’il déclenche ensuite ?
Deux manières de sentir que rien n’est isolé : chaque geste, chaque événement s’inscrit dans une logique d’incidences.
C’est tout pour moi, à bientôt !
Chloé






